ERIC EMERY (CH)Stéphane Montavon in Sang Bleu 3&4, Lausanne, décembre 2008
Quand, du Pays de Vaud, Emery débarque à Berlin, le désir le prend aussitôt de s'en aller herboriser dans les forêts de Vorpoméranie. Ses rares connaissances l'encouragent. Ça le dégourdira. Un bol d'air ! Une affaire. Au détour d'un bouquet de bouleaux... Pas chassés... Hop ! Jardin de bières. Ma foi... ![]()
Que s'est-il passé ? ![]()
Ça paraît d'abord clair, le lac qu'on suppose helvétique réfléchit un sommet helvétique : tout est dans le tout. La vue aimable et offerte veut s'asseoir sur ses symétries. Puis rapidement, le malaise saisit à la gorge. Là, au centre du paysage, ça rebique. Dans les couleurs. Un détail. Puis aussi quelque chose dans les traits quoi... Quoi ? Des éléments infiltrés auraient poussé leur horizon sur notre miroir ! Auraient volé son portrait à notre face qui ne peut plus se mirer ? C'est le commun des pièces du puzzle qui a refusé de se sacrifier au nom de la représentation. Effeuillage : du paysage à son capiton, du capiton à chaque gaine, des gaines aux pièces de carton, fausses jumelles, et d'elles au paysage. Entre les couches, l'aura d'un jeu de mains. Quoiqu'il en soit, à l'instar de Waldwurst ou encore des Disparantes, Heimattamieh bat entre domination optique et bouleversement tactile. C'est de là qu'il tient cette énergie qui harcèle le spectateur. ![]() A cette époque, même s'ils aiment l'art, l'amour et la fête, ils ne sortent plus. Emery avait tenté quelques mois auparavant une réduction à la limite de la Naissance de Vénus (2005). Chez Rimbaud la Vénus anadyomène, en grec « sortie des fonds marins », n'est plus qu'une vieille pute brune s'extirpant à grand peine de sa baignoire en fer-blanc. Lui auscultant le derme, le poëte lui trouve « des déficits assez mal ravaudés ». Elle s'ébroue et, confirmant avec bonheur la grammaire, lui tend « sa croupe / belle hideusement d'un ulcère à l'anus ». Dès lors, toute miasmes et chair faisandée en 1870, on conçoit qu'en 2005 la Vénus ne pouvait se hisser jusqu'au troisième pour venir se frotter auprès d'Emery. à lui, donc, d'être suggestif. Partant de rien, comme à son acoutumée. Un baquet de cuisine sur le parquet. Dedans flotte une de ces valves qu'on use en fait de cendrier. Ce tombeau cogne contre le bord de plastic, car un sèche-cheveux s'assure de l'essentiel. Du vent. Ainsi se vérifie le dicton selon lequel le souffle demeure quand la soufflée est retombée. Ces crépuscules de l'art, Emery les fredonne en se lavant les pieds. ![]() Près d'un an plus tard, le provincial se traîne dans les coins de leur chambre. Emery veut en finir. Il l'amadoue. Pour cela, il ajoute à son attirail cinq autres sèche-cheveux, choses qu'en Suisse on appelle foehn, comme le vent des montagnes qui rend gaga. Sur ce, sur ce même parquet où avait eu lieu la raillerie de l'amour, Emery organise une veillée. Les amis ne viennent pas, c'est prévu dans le plan. Tant il se languit, l'autre schmürz n'y voit que du feu. Il se prend à l'haleine tautologique des appareils. Patriote d'abord réchauffé, il a ensuite fondu avec eux. On aimerait croire sans témoin. Aux entredéchirements d'une fratrie qui n'est plus, qu'il était, Emery a élevé un mémorial en l'espèce de LaLeLu (2006). Le mobile sonne à perpétuité le glas de cette enfance qui fut le joujou du malin et un pied de nez à la science. ![]() Mais peut-on comme ça fixer la plaie ? Aux prémices de 2007 et à l'enseigne de Frederik Foert, Emery sort de sa réserve. Il expose ses Salty tears. Or si le public lui découvre en fait plus de grain de sel que de larmes, la parodie d'un célèbre duel automobile, ... denn sie wissen nicht, was sie tun, est trop grossière pour ne pas laisser poindre le doute. ![]() Bah ! Un accident chasse l'autre dans la vie d'Emery. Le public est dans la rue, il ne remontera que pour se saoûler sur Like a virgin. On actionne la sculpture, ça joue bébé ? Le tube de Madonna se concrétise à la fin, allant s'écraser telle une matrice sur le sol, l'éclaboussant de l'évangile définitif. ![]()
Le pop, vierge à chaque coup, ainsi soit-il. Et on remet la plaque. A jamais coupable et toujours blanchi, Emery renaît. Il aura appris que le seul moyen de vraiment tuer son double, c'est de multiplier ses avatars. ![]() Deux poissons rouges, chacun son fût vert, plus une pompe : l'équipement est des plus simples. Et pourtant il suffit à faire cristalliser ensemble ces musts surréalistes que sont Poisson soluble et Les vases communiquants, devenant ici dignes des méthodes de torture mafieuses. L'eau qui alternativement se retire offre aux amateurs le spectacle atroce de pets suffoqués chaque minute. Avec plus d'humour et pas moins d'immoralité, la vidéo Sie dreht sich doch (2008) procède comme souvent chez Emery d'une mise en abyme, indexant en ce cas la validité de résultats scientifiques qu'on croyait constants sur les mouvements aller-retour du consumérisme : à la fermeture des grands magasins, nous tombons dans le vide. ![]()
Avec Il Tamburello (2008) Emery inaugure une manière nouvelle, tout en reprenant des procédés et des thèmes éprouvés précédemment. Comme ? Comme l'infernale mécanique cinétique et ses accidents, les objets de masse et leur détournement singulier, le feuilletage multiple et la distorsion pop, le va-et-vient concrétion/abstraction, l'obsessionnelle mise en abyme, le battement entre maîtrise optique et catastrophe tactile, un minimalisme des moyens pour un maximum allusif, une certaine trivialité parodique, le witz cruel de l'humour noir, un libertinage à la petite semaine. ![]()
Ce que nous présente Emery n'est donc pas un pastiche de l'expressionniste Franz Kline, mais la reproduction, d'après un document photographique, de la trace d'impact du bolide. Si le pilote eut droit au Brésil à des funérailles d'état, en Italie le mur assassin disparut rapidement sous les bouquets et autres ex-votos déposés par des fans en larmes. Il Tamburello joue ironiquement avec le mystère que représente le phénomène, pourtant très banal, de l'empreinte. Didi-Huberman l'a décrit comme personne. L'empreinte articule selon lui un substrat, une forme et un geste en un moment historiquement unique, plus ou moins long, qui échappe à la visibilité. L'imprégnation constitue pour son artisan même une lacune. Ce moment passé, un négatif subsiste, une contre-forme témoignant du contact avec la forme originale mais maintenant absente. La magie cultuelle de l'empreinte réside dans sa puissance de réactivation et de présentification à volonté du contact qui a été. Le cas de la mort de Senna démontre assez ce mécanisme de superstition. Le lieu de l'accident se mue spontanément en un lieu de pèlerinage. La morphologie en soi de l'empreinte importe peu ici. En aucun cas il s'agirait de vouloir y reconnaître un portrait du mort. Bien plutôt ses contours déterminent une surface approximative où puissent prendre leur départ des opérations de contiguïté. Les adeptes viennent y apposer une main fervente ou y déposer un bouquet. Les gestes s'exécutent, les objets honorifiques s'agglomèrent. Ainsi s'établit une chaîne de contacts qui aboutissent à la trace informe qu'a laissée celui qu'on surnommait « Magic », fantôme dès lors disponible pour les conversations les plus privées. Emery s'approprie également la chose. Mais c'est d'abord pour la décontextualiser. Il interrompt les opérations de contiguïté. Il ne garde de la trace informe que le motif. Il ne s'agit plus de l'empreinte unique, faite accidentellement, mais de l'empreinte imitée, reproductible. Au geste involontaire de Senna et à la violence de l'impact se substituent le coup de main expert du graffitiste et la douce pluie de spray. Le nom seul de la peinture fait le lien, encore qu'indirect, avec l'intrigue tragique. ![]() Désormais, Emery parcourt la Vorpoméranie seul, mais à vélo. Parfois, des voitures le doublent en trombe qu'il retrouve plus loin sur un bas-côté. Il ne s'arrête qu'à la condition qu'elles ne soient plus roulables. Pain béni que cette Facel Vega d'il y a quelques mois ! La sculpture éponyme est un tronc moulé. Entamant sa surface, on retrouve les marques que la Facel y a imprimées lors de son embardée. Pourtant ce totem se tient là devant nous, laqué entièrement de neuf. Son lustre est d'un fier gris métallique. On pense un moment au Green car crash de Wahrol. Puis on se dit que si de la Facel au tronc il y a eu un trop de transfert, ce n'est pas parce qu'Emery n'y était pas, mais sans doute parce que le conducteur n'est déjà plus. Touchons du bois. Stéphane Montavon, oct. 2008 Jura suisse, Neuchâtel, Boulder Colorado, Stéphane Montavon poursuit d'un trou l'autre ses études littéraires jusqu'à Berlin, écrit des nouvelles et des proses poétiques trouvant preneur en ligne, chez Le Pillouër dans son sitaudis.com et parmi les70.com de Laurent Chamalin, mais c'est aussi là-haut, quand il buvait encore de la bière, qu'il rencontre, outre Emery, Gilles Aubry avec qui il composera l'opéra bruitiste Camp Victory, donné à Lausanne en 2005, une série d'interventions communes du coup s'inaugure, pièces radiophoniques, audioblog ou conférences contaminées par la diffusion d'enregistrements atmosphériques, en 2007 et 2008 les larrons à la solde de Pro Helvetia écument le Caire chassant au jour le jour les sons et les hurleurs démocrates à quoi qui voudrait prêter l'oreille devra se munir d'un casque avant d'entrer sur www.cairotalkingheads.blogspot.com, en contrepoint Montavon s'établit à Bâle, il installe Kloband au petit coin de l'ancienne fabrique de papier Elco, un dispositif multicanal qui documente les résonances du bâtiment rasé quelques jours plus tard à la faveur d'une rangée de villas, ses travaux théoriques, publiés en allemand, portant sur Sade, Guy Debord et l'audivision, Montavon les entreprend au sein du collège de gradués de Eikones, institut international sis au bord du Rhin et qui s'occupe de critique des images, Montavon y montera des colloques avec Jacques Rancière, Georges Didi-Huberman, Mladen Dolar et caetera, mais à l'heure qu'il est il s'acharne en buvant son presque déjà tiède capuccino sur un essai autour de la voix découplée du corps autrement dite acousmatique Text als PDF ![]() Turn Five, 2008
Sprühfarbe ![]() il Tamburello (II), 2008
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Eric Emery *1975 Lausanne ↑ |
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